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M02- Réserve de Tirepied (50)

Lorsque la convention est signée le 30 octobre 1990 avec le propriétaire de l’époque,  l’objectif n’est pas de faire de cette prairie de deux hectares située entre le bourg et la Sée un site ornithologique remarquable. Sa localisation sur la rive droite est moins avantageuse que la rive opposée plus basse et donc plus humide et le contact avec la zone habitée est un handicap pour la quiétude du site. C’est sous l’angle de la gestion « expérimentale » et du suivi serré que cette parcelle a présenté un intérêt pour le GONm.

1 – Situation initiale

La prairie est utilisée comme pré de fauche intensif (3 coupes annuelles et épandages d’engrais azotés intermédiaires). La végétation prairiale est exclusivement graminéenne, sauf sur les marges (rive et haie) où s’exprime le fond hygrophile de la station : lysimaque, achillée sternutatoire, épiaire des marais, baldingère, … Une seule haie existe, ancienne, mais la limite avec le bourg est nue. La rive de la Sée est irrégulièrement boisée d’aulnes et de saules.

2 – Travaux

Depuis la signature, aucun épandage d’engrais ni de fumier n’a eu lieu. L’alternance fauchage / pâturage a été mise en place au début (chevaux, puis jeunes bovins). Les épisodes d’inondations ne permettaient pas toujours de faire passer le bétail en arrière-saison. Actuellement, deux fauches ont lieu par an, sauf exception liée aux conditions météorologiques.

Une haie a été plantée en limite de bourg, sur deux rangs. La taille annuelle latérale ne concerne que pour partie le côté sud vers la prairie : la plantation a été effectuée à distance suffisante de la limite de propriété pour que le roncier de pied soit laissé en place vers l’extérieur.

Dans la haie ancienne, des saules tombés ont été laissés en place. Ils ont alors constitué une saulaie élargie qui a été un élément important pour l’avifaune. De même, lors de la dernière tempête de décembre 1999, les aubépines et prunelliers tombés n’ont pas été coupés immédiatement, les souches rejetant (y compris sur les racines mises à nu), ce qui a permis d’élargir la haie. Actuellement, le roncier de lisière laissé en place forme un ourlet conséquent.

Il existait un fossé central, comblé par absence de curage depuis des années. Ce fossé était destiné à évacuer l’eau lors des inondations vers le pré voisin en val, étant situé à un niveau inférieur au bourrelet de crue de la rive du fleuve. Il a été recreusé à la pelle hydraulique, et complété avec une mare à l’intersection de deux fossés. Mais contrairement aux anciens fossés connectés avec d’autres exutoires extérieurs à la parcelle, le nouveau système de fossés est aveugle, c’est-à-dire que les fossés ne débouchent sur rien d’autre que la mare centrale. Un glacis en pente douce sur une rive de la mare a permis l’installation d’une flore hygrophile dominante (joncs, saules, lysimaque, typhas). Actuellement, une saulaie s’est développée sur le tracé des fossés. Une haie haute fixe le rebord de la mare exposé au flot de crue.

Cette mare est en eau en fonction du niveau de la nappe du lit majeur. Elle s’assèche en général en début d’été (en général après le départ des jeunes poules d’eau.)

Les aulnes de la rive dépérissent régulièrement depuis quelques années, même au jeune stade, la maladie étant due à un « champignon » microscopique : Phytophthora de l'aulne (Oomycète, Phytophthora alni). Les troncs tombés forment des embâcles qui ont été déblayés à deux reprises par des entreprises commandées par la société de pêche (sur financement du Conseil Général). Il y aurait beaucoup à dire sur ces travaux d’entretien mal conduits, ou en tout cas mal encadrés, et dont la finalité serait à discuter. La demande d’entretien émane aussi du club de canoë-kayak d’Avranches. Le choix de laisser les saules penchés barrer plus ou moins le cours d’eau est délibéré, illustrant la volonté de recréer des conditions « naturelles » d’embâcles diverses…(ce qui est probablement mal vécu par les autres utilisateurs du cours d’eau, les pêcheurs en tête).

3 – Quelques résultats

La parcelle est visitée régulièrement : 674 visites (du 23/03/95 à fin 2010) d’une durée variable, au minimum 30 minutes (parcours Tendances tous les deux mois). Toutes les données ont été cartographiées et stockées en attendant une synthèse globale.

3.1 – Avifaune

Sur les 116 espèces notées au moins une fois au cours des sorties (bilan non à jour fin 2010), 92 ont été vues ou entendues posées dans l’espace de la réserve (2 ha), soit près de 80 %. Les 24 autres correspondent surtout à des déplacements dans l’axe de la vallée, échanges entre la baie du Mont Saint Michel et les grandes prairies situées en amont : courlis cendré, courlis corlieu, barge à queue noire, chevalier gambette, busard Saint Martin, etc. La migration voit passer vers le sud le pipit des arbres, le serin cini, le gros bec, etc. mais l’observation de la migration des passereaux n’est pas facilitée par la topographie des lieux. Le coucou, le freux, nicheurs locaux, n’ont pas été notés sur la réserve.

L’absence des « grands limicoles » (courlis, barges) est un bon marqueur de la nuance locale qui existe entre les grandes parcelles, autrefois humides, et le petit parcellaire de pâturages enclos de haies, le tout en zone inondable (lit majeur de la Sée). Dans les deux cas, l’évolution a été la même, à savoir l’évacuation rapide des eaux de surface vers le cours d’eau. L’arasement de nombreuses haies lors du remembrement de la commune, en particulier celles qui barraient la vallée et freinaient l’écoulement des eaux, a aussi simplifié et asséché le milieu.

Au cours des quinze années du suivi, deux espèces nicheuses ont disparu : le pouillot fitis et l’hypolaïs polyglotte. On peut considérer que le premier n’a fait que suivre le déclin général de l’espèce ailleurs en Normandie : le couple a niché jusqu’en 1996. Le territoire était établi sur le secteur de haie élargie par la saulaie couchée. En 1997, le mâle s’est cantonné sans suite. Par la suite, l’espèce est notée au double passage, de plus en plus rarement d’ailleurs pour ne plus être observée du tout en 2003. Le couple nicheur de 1996 fut le dernier connu de la basse vallée de la Sée. Le mâle était bien identifié par un chant mixte véloce – fitis noté dès 1995. Quant à l’hypolaïs, en 1995, elle niche sur le secteur de haie basse de boutures de saules plantée deux ans auparavant. En 1995, deux couples sont même cantonnés. Aucun nicheur ne s’installera les années suivantes. L’espèce est très localisée en vallée de Sée (4 sites connus). On peut considérer que la croissance de la haie de la réserve est ici l’explication logique de la disparition de l’espèce.

La création de la mare et des deux fossés est certainement le fait le plus marquant de l’évolution du site avec le développement de la haie plantée au nord. De nombreuses espèces y seront observées : bécassine des marais, bécassine sourde, bécasse des bois, canard colvert, chevalier culblanc, chevalier sylvain, traquet pâtre, pipit spioncelle, gorgebleue, etc. Le martin-pêcheur vient régulièrement y pêcher, deux jeunes terminant leur émancipation sur le site en 2000 par exemple. Le bruant des roseaux est une acquisition à mettre au compte de la zone humide adjacente à la mare. Il niche chaque année depuis 1997. La poule d’eau niche avec plus ou moins de réussite suivant les années et le niveau d’eau. En période internuptiale, l’îlot boisé central constitué par les saules et la haie de rive est utilisé par de nombreux passereaux en dortoir (actuellement, un embryon de dortoir de pie se constitue.)

La haie ancienne est attractive pour les hivernants : en décembre 2001, environ 500 grives mauvis s’y installent en dortoir, les saules couchés par la tempête étant particulièrement utilisés. Auparavant, la grive litorne avait été notée en février 1999 (250+-) sur le même secteur. Au passage d’octobre, les turdidés sont souvent bien représentés : par exemple, 14 merles, 13 grives musiciennes et 18 grives mauvis un 22 octobre 1999.

Les aulnes de la rive, du moins ceux qui restent vivants, attirent de beaux groupes de granivores : 90+ tarins (2001), 50 chardonnerets (2002). La rive, mais aussi les haies voisines, sont visitées par le pouillot véloce hivernant : un maximum de 6 le 13 janvier 1996 reste un record.

3.2- Autres groupes

Des inventaires ont été menés à l’occasion d’enquêtes ou non : araignées (58 espèces ; Nicole Lepertel), lépidoptères (293 espèces, Jean-Paul Quinette, Nicole Lepertel & Philippe Guérard), orthoptères (13 espèces, Matthieu Beaufils). Parmi les 296 coléoptères capturés sur la réserve (Yves Le Monnier, Philippe Guérard, Alain Livory, Jean-François Elder), figurent 15 Histéridés, petits coléoptères spécialisés, déterminés par Y. Gomy, dont certains dans des habitats particuliers (nid de taupe : Onthophilus punctatus, seule donnée de l’inventaire de la Manche publié par Gomy en 2004, latrines de blaireau, litière de nichoir). ainsi que 15 espèces de coccinelles. Pour les annélides, 16 vers de terre ont été déterminés par M. Saussey.

La mare a permis l’installation rapide de la grenouille rousse, de la grenouille agile, de la salamandre, du triton palmé. La rainette chante deux années sans suite…, la couleuvre à collier y circule. C’est aussi sur la rive que sont notées la musaraigne bicolore, la musaraigne aquatique, l’hermine. Le rat des moissons est déjà présent lors de la création de la réserve, mais disparaîtra peu à peu. Le blaireau et le renard deviennent des habitués de la jeune haie, attirés par les prunes abondantes tombées sous les pruniers mirobolants (d’où les latrines creusée à proximité, sous les excréments desquelles sera trouvé un des Histéridés…). Le bouvreuil est aussi devenu régulier en fin d’hiver grâce aux bourgeons à fleur de ces pruniers qu’il courtise des journées entières.

Á noter une galle originale sur les strobiles de l’aulne glutineux des rives de la Sée (Mycocécidie Taphrina plus connue sur l’aulne blanc montagnard.)

Conclusion

Sans devenir un site remarquable, ce qui n’était pas l’objectif initial, ces deux hectares ont permis de mettre en œuvre des mesures simples d’une gestion aboutissant au retour du caractère humide de la prairie. Si ce n’est pas un choix défendable pour un agriculteur, c’est cependant la preuve « a contrario » que l’agriculture locale a un impact négatif majeur sur les populations d’oiseaux d’eau et autres passereaux liés aux zones humides prairiales. La simple observation des fuites répétées de poules d’eau vers les haies des prairies inondées rappelle les liens étroits qui existent entre ces espèces jugées banales et le bocage humide. « Banales » n’est d’ailleurs plus de mise, même la poule d’eau n’est plus commune dans ce bocage, confinée aux rares espaces en eau (mares à gabion). Il faudrait ajouter les faits se rapportant à l’entretien de la Sée : colverts, poules d’eau et surtout sarcelles d’hiver ont apprécié les lendemains de la tempête de décembre 1999 : la Sée avait retrouvé une végétation rivulaire un peu sauvage dans son organisation. Ce fut la seule période où ces oiseaux se cantonnèrent, et tentèrent de nicher sur rive en ce qui concerne la poule d’eau.

Á côté des trois fonctions décrites ci-dessus (observation, inventaires, expériences de gestion), cette réserve permet de juger de l’intérêt des mesures de gestion mises en place par les structures piscicoles. La présence du saumon migrateur autorise une forte pression d’entretien de la part des sociétés de pêche locales.  Les travaux draconiens de dégagement des embâcles se traduisent par un éclaircissement des boisements de rives. Les populations de poules d’eau, de colverts, de martin-pêcheur sont probablement concernées, de même que des oiseaux plus discrets, la sarcelle d’hiver par exemple qui recherche les tronçons de rives couverts par la saulaie basse. Le classement en zone Natura 2000 axé sur l’habitat saumon donnera probablement « pleins pouvoirs » aux objectifs piscicoles dans la vallée.

tirepied1.jpgla rive de la Sée et les aulnes mourants

tirepied2.jpgau centre, l'îlot boisé de la mare; à droite, la haie nord plantée

tirepied3.jpgSaulaie et baldingère au contact de la mare et des fossés

tirepied4.jpgnid à sec de la poule d'eau sur la mare, en juillet (après départ des jeunes)

tirepied5.jpgpassage du blaireau vers les pruniers bien visible après fauche de fin août. Direct depuis la haie vers les pruniers de la haie

tirepied6.jpgpré inondé, le 11 janvier 1993. La haie de l'ouest encore très dégradée est maintenant un roncier dense, filtrant et ralentisseur pour le flot de crue